Problématique générale

Mon blog rassemble l'ensemble de mes recherches, réflexions et interrogations autour de la question de la transculturalité dans ma pratique au quotidien de travailleur social auprès de personnes migrantes, notamment des femmes isolées avec leurs enfants. Je puise la plupart de mes sources dans les recherches effectuées en psychiatrie transculturelle, c'est-à-dire le fruit d'un croisement entre la psychanalyse, l'ethnologie et l'anthropologie.

vendredi 6 mars 2009

L'enfant ancêtre

Renversement de perspective autour des symptômes apparentés à l'autisme en Afrique: "l'enfant ancêtre":

Voici un extrait d'un travail autour des représentations de "l'enfant bizarre" en Afrique, avec des observations faites par différents ethnologues et ethnocliniciens. Cette approche centrée autour des référents culturels permet la mise en parallèle de l'"enfant ancêtre" en Afrique et l'enfant autiste dans les nososgraphies occidentales. Et nous verrons que ces deux entités nosographiques ne peuvent pas se rejoindre...

Avant d’aborder la problématique spécifique de l’enfant autiste en Afrique, il nous faut tout d’abord présenter les représentations traditionnelles de l’enfant d’une part, et expliciter le statut de la maladie, et plus particulièrement de la maladie mentale sur ce continent, dans la mesure où ces représentations ne situent pas ces pathologies dans nos systèmes explicatifs occidentaux. Aussi, nous allons voir qu’il n’existe pas d’autistes en Afrique, mais toutefois, des ethnologues ont mis en évidence l’existence de troubles dont la symptomatologie est proche de celle décrite par la médecine occidentale pour l’autisme. L’enjeu est donc de rendre ces représentations compréhensibles à notre logique occidentale rationnelle et scientifique, pour proposer une approche thérapeutique qui fasse sens pour les personnes migrantes : c’est ce cadre de pensée que proposent les ethnocliniciens s’inscrivant dans le paradigme ethnopsychanalytique.

1. Systèmes de pensée en Afrique :

v Les représentations traditionnelles de l’enfant :

En Afrique, il est difficile de dissocier l’enfant né du désir d’enfant de l’enfant de la mythologie. Le grand nombre des naissances peut être attribué d’une part à un réflexe de survie de populations marquées par la peur de voir disparaître leur descendance (traite des esclaves pendant les colonisations, guerres successives, forte mortalité), d’autre part à une stratégie d’ordre économique –les grandes familles étant glorifiées en tant que signes de prospérité. L’enfant pérennise également un lien entre les morts et les vivants. Le désir d’enfant est donc étroitement lié à des questions de perpétuation d’une lignée et de richesse économique.
Bien que considéré comme le fruit de l’accouplement d’un homme et d’une femme, l’enfant africain doit sa venue au monde à d’autres réalités qui appartiennent au monde invisible. En effet, l’enfant s’inscrit dans une cosmogonie. Il vient du monde des ancêtres, qu’il rejoint à nouveau à sa mort. En ce sens, on peut considérer que c’est l’enfant qui décide de la famille dans laquelle il va naître.
Dans la mesure où il existe en Afrique autant d’univers mythologiques qu’il y a d’ethnies, il est impossible de donner une conception exhaustive de l’origine de l’enfant. Néanmoins, des points communs peuvent être mis en évidence sur l’explication de l’origine mythologique de l’enfant. Chez les Baoulé par exemple, on l’attribue à trois niveaux théoriques ; le bébé peut être considéré comme :
o Un étranger : l’enfant est considéré comme un étranger qui vient d’ailleurs ou un jeune individu qui vient d’un autre monde, qui représente le monde invisible des ancêtres, des esprits et des puissances invisibles ;
o Une réincarnation de l’esprit d’un ancêtre : le bébé est ici considéré comme la réincarnation d’un ancêtre, en fonction de ressemblances mises en évidence, d’où l’importance du nom qui lui est attribué –un enfant mal nommé peut tomber malade
o Un don de puissances invisibles : ce troisième modèle explicatif attribue l’origine du bébé à un don d’esprits puissants siégeant dans un rocher, une montagne ou encore la terre, ce qui sous-entend la capacité à solliciter cet esprit et à être reconnaissant, donc à faire des offrandes rituelles. Les bébés liés à ces esprits sont reconnaissables à leur beauté et leur intelligence hors du commun.

J’ai pour ma part rencontré à maintes reprises ce type de représentations, souvent implicites, en tout cas incongrues ou inaccessibles pour l’occidental profane. Une mère ivoirienne (en fait bambara par sa mère et malienne par son père) parlait un jour de son fils Moussa né en France et âgé d’environ un an en ces termes : « Il est vieux », ce qui signifiait qu’il savait déjà les choses de la vie, qu’il n’avait pas besoin d’apprendre.
Une autre mère ivoirienne, de l’ethnie senoufo, me disait à l’occasion de sa grossesse gémellaire que sa propre mère aurait dû avoir deux autres enfants, selon la prédiction faite quand elle était jeune. Il n’en fallait pas plus pour que je lui propose l’interprétation suivante : peut-être pensait-elle que ses jumelles à naître étaient le retour de ces deux enfants jamais nés, interprétation dont madame me faisait part, effectivement, implicitement. D’autant plus que cette femme séropositive n’avait pas de désir d’une nouvelle grossesse au vu de sa pathologie et de sa situation sociale précaire. Mais selon elle, elle ne pouvait pas « faire partir » des jumeaux, au risque de les voir « revenir se venger ». Les jumeaux sont en effet investis en Afrique de pouvoirs particuliers.

Dans toutes ces explications surnaturelles, que l’on retrouve à peu de choses près dans la majorité des ethnies, la grossesse puis la naissance donnent lieu à des consultations divinatoires par des marabouts qui vont être habilités à décrypter les origines de l’enfant. De la même manière, des troubles chez l’enfant –qu’ils soient organiques ou comportementaux- vont donner lieu à des explications qui rentrent dans cette étiologie traditionnelle.


v Les représentations traditionnelles de la maladie mentale :

Bien qu’en voie de développement et influencée par l’Occident du fait des colonisations, l’Afrique reste une société à fonctionnement holiste, c'est-à-dire où l’appartenance au groupe et la survie de la communauté prévalent sur l’individu. Même s’il existe de plus en plus de disparités entre zones rurales et zones urbaines du fait de l’influence des pays modernes individualistes, et malgré la christianisation et l’islamisation, les croyances traditionnelles restent très prégnantes et se transmettent entre les générations.
Dans la plupart des pays d’Afrique, la maladie mentale n’est pas considérée comme un phénomène naturel mais s’inscrit dans une classification liée à un ordre culturel. En effet, la maladie prend en Afrique un caractère religieux ; la « folie » et la maladie mentale sont des expressions du sacré qui s’organisent autour de deux grands axes :

o L’action des esprits : esprits introduits par l’Islam et esprits ancestraux traditionnels : dans ce cas, le délire est considéré comme une manifestation du chamanisme ;
o L’action des hommes : ici, le délire apparaît comme la résultante d’un acte de sorcellerie, d’un envoûtement ou d’un « maraboutage » ou de la violation d’un tabou.
L’intrication forte entre le somatique, le mental et le religieux fait que la maladie mentale perd de son autonomie fonctionnelle pour prendre une forme intégrée au corps ou au social[1].
Selon Zempleni[2], « le consensus collectif qui se crée autour de l’interprétation de la maladie, le diagnostic du guérisseur ou du marabout, attribuent une place signifiante au malade dans un système culturel formé par des unités de représentations ». Autrement dit, la maladie revêt un sens en fonction d’une action de l’extérieur (exercée par des esprits ou des hommes mal intentionnés), et le malade se situe ainsi pleinement dans la culture, ce qui est relativement antithétique avec notre conception occidentale de la maladie mentale qui tend au contraire à situer le malade hors de la culture.
A titre d’exemple, je citerai le cas d’une jeune femme algérienne de 27 ans dont j’ai été la référente sociale et éducative en centre maternel : au cours d’un entretien où je pointais ses entorses au cadre de l’hébergement, elle est entrée dans une forte colère qui s’est transformée en ce que nous pourrions qualifier, selon nos critères occidentaux, de bouffée délirante. Bien que j’aie travaillé à plusieurs reprises auprès de psychotiques, j’ai été profondément interpellée par cette crise violente : la jeune femme parlait avec une autre voix, avait les yeux exorbités, elle bavait, semblait s’adresser à une autre personne que moi et était habitée par une force qui semblait en décalage avec son physique -presque surnaturelle. Le lendemain, après une hospitalisation en psychiatrie, elle dira qu’elle ne se souvenait de rien et demandera si elle n’avait blessé personne. Quelques jours plus tard, elle m’avoua qu’elle était régulièrement sujette à ces crises de possession –selon ses termes-, depuis l’accouchement à 17 ans de son premier enfant en Algérie. Elle pensait en effet avoir été possédée par un djinn pendant l’accouchement. Nous voyons donc ici comment la crise psychotique devient manifestation de possession par un esprit dans un système d’interprétation traditionnel.
Les manifestations de troubles chez l’enfant vont être interprétées et prises en charge à partir des mêmes étiologies.


2. L’enfant ancêtre :

Il est bien entendu impossible de faire une analogie exacte entre les enfants que nous mettons en Occident dans la catégorie autiste et des enfants africains présentant des troubles du comportement. Il s’agit précisément d’échapper aux tableaux nosographiques occidentaux pour rentrer dans la logique africaine, ce qui revient selon Zempleni à expliquer une entité pathologique selon les signifiants de la culture dans laquelle elle s’inscrit.
Toutefois, nous pouvons effectuer un rapprochement entre les enfants autistes tels qu’ils sont décrits dans nos classifications, et les enfants « bizarres » en Afrique.
Nous avons vu que, selon nos systèmes de référence psychanalytique et scientifique, l’autisme pouvait être attribué soit à un désordre psychique (une angoisse très intense, un dysfonctionnement dans l’interaction précoce mère-enfant), soit à un trouble d’ordre biologique (un dysfonctionnement au niveau du cerveau, voire même un désordre consécutif à une infection contractée par le bébé). Par contre, en Afrique, on attribue à l’enfant qui manifeste une absence de langage et des comportements sociaux atypiques une intentionnalité, du fait de leurs origines en lien avec le monde invisible. En effet, dans la mesure où l’enfant a partie liée avec des ancêtres ou des forces surnaturelles, il ne vient pas au monde aussi « vierge » que l’enfant occidental, même si la question du mandat trans-générationnel existe et a été largement diffusée par la psychanalyse en Occident. Ce mandat prend une autre forme pour les Africains, puisque l’enfant est dès sa conception un être où s’incarnent les ancêtres ou les djinns[3]. Il faut noter que ce système de représentation fait notamment office de défense contre une mortalité infantile élevée.

Ces enfants bizarres sont appelés abikùs au Sud-Bénin et au Nigeria, tandis qu’on les nomme nit ku bon chez les Wolof et les Lebou du Sénégal. Zempleni a décrit les caractéristiques de ces enfants, qui peuvent être identifiés avec certitude entre 18 mois et 2 ans -c’est-à-dire le moment du sevrage-, bien que des symptômes soient reconnaissables dès les premiers mois de vie :

o « il s’agit d’un bel enfant, bien bâti, aux gros yeux « blancs comme de la percale », au teint clair. « Il est plus beau que son père et sa mère » : il est « boroom böt » (quelqu’un qui attire les regards).
o Il baisse la tête que l’on dit, généralement, grosse.
o Il ne regarde jamais les gens en face, même pas ses camarades ; son regard est dans le vide, ailleurs : « il se regarde vers l’intérieur » : « on ne peut jamais voir leur visage, ni leurs yeux, chaque fois que vous les regardez, ils ont tendance à cacher leur visage pour éviter que vous les fixiez ».
o Il ne parle pas ou très peu. Il ne se confie pas aux autres, il ne participe jamais aux conversations. On remarque une grande discontinuité dans son comportement verbal : « il parle, puis soudain, il cesse de parler, il ferme sa figure, il se plie et il dit : je suis malade, alors qu’il n’a rien ».
o Il aime se retire dans un coin, s’isoler de ses camarades. Il ne joue pas avec les autres, « il ne les taquine pas ». Si jamais il participe aux jeux, « il est naïf », « il ne répond pas aux taquineries, ni aux coups qu’il reçoit ».
o Il a souvent de petites maladies : « pendant trois jours, il est grognon, il est malade, il fait fatiguer son père et sa mère et chacun pense que l’enfant ne l’aime pas ».
o Ses réactions se font à contretemps, d’une manière discontinue, inhabituelle : « d’un seul coup, il change de caractère » ; « il se met brusquement à pleurer ou à rire » ; « il est en train de faire quelque chose et d’un seul coup, il tombe, il se relève, il tombe comme les personnes qui ont des rab[4] ».
o Mais le symptôme principal, le signe le plus sûr pour le reconnaître est son caractère réservé, sa retenue et son extrême sensibilité dans certaines situations.
o Dafay têyê bopam : « toujours il se retient, il se réserve » ; « ces enfants sont effacés » ; « il fait comme s’il avait honte » ; nit u bopam ou nit ki ci bopam, expressions qui signifient « un être qui est en lui-même, qui n’a pas de relations avec les autres ».
o Certaines occasions révèlent son caractère : « on l’amène dans un autre village, sans ses parents, il ferme les yeux » ; lorsqu’on organise une séance de tam-tam ou un palabre, il les évite soigneusement. L’enfant au dos pleure dès que la mère entre dans une foule ou dès qu’un étranger arrive à la maison.
o Parfois, on va plus loin : « ils sont révoltés en eux-mêmes, alors ils sont réservés » ; xol bi dafa ñaw : « son cœur est laid » i.e. il est méchant, xol bu naw se dit de l’enfant qui reste seul et qui n’est jamais gai, dont on sait qu’il n’est pas content. Dafay raglu : « il est triste », c'est-à-dire : il est en colère.
o Tout ceci, semble-t-il, ne suffit pas encore pour dire avec certitude qu’il s’agit d’un « nit ku bon ». Il ne montre son vrai visage, ne se révèle entièrement que dans des situations qu’il ressent hostiles à son égard. Il est bien difficile de prévoir celles-ci, car : « quelque chose d’insignifiant peut lui causer un chagrin ineffaçable ». Comme on dit : « il n’aime pas être détesté ». Quand on le gronde même légèrement, à plus forte raison quand on le punit, mais aussi, tout simplement quand on n’a pas assez d’égards pour lui : il ferme les yeux, il pleure, il se tait, il refuse toute nourriture, il peut devenir brusquement malade, dafay sis : « il est asocial ». Il peut avoir les mêmes réactions quand il lui arrive d’assister à des scènes dites « violentes » : bagarre, dispute, accident de voiture, enterrement, etc. Mais ces émotions fortes, une brimade sévère, une forte punition peuvent aussi provoquer une véritable crise : il se met à pleurer et à crier, puis tombe par terre et gît immobile ; ou bien : « si on le frappe, il peut rester un jour couché » « ou trois jours à pleurer ».
o Il peut mourir sur-le-champ après une telle scène. Le « nit ku bon » est l’enfant qui peut mourir d’un moment à l’autre. Ces enfants meurent souvent relativement jeunes, mais certains parviennent jusqu’à l’âge adulte.

L’auteur montre que ces caractéristiques forment un ensemble particulièrement cohérent non assimilable à un syndrome au sens occidental. Par ailleurs, les représentations de l’origine de ces manifestations pathologiques forment une unité, alors même que ces troubles semblent d’expression et d’origines très diverses. On a recours à trois types de représentations pour situer l’identité de ces enfants « nit ku bon » :

o L’enfant est possédé par un rab ou est lui-même un rab.
o L’enfant est un ancêtre réincarné, qui peut vouloir revenir pour se venger ou au contraire pour parer un danger menaçant la famille ou augmenter la puissance de celle-ci ; il peut également revenir dans le but de « voir » ce qui se passe parmi ses descendants.
o L’enfant est un enfant de yaradal, c'est-à-dire d’une mère ayant perdu successivement plusieurs enfants. Dans ce cas, ces enfants qui se sont succédés sont considérés comme les réapparitions d’un seul et même enfant qui « ne fait que revenir ». L’enfant suivant est donc susceptible de mourir brusquement.

L’enfant « nit ku bon », qu’il appartienne à l’une ou l’autre catégorie de représentations, a de la puissance et de la connaissance, notamment celle de pouvoir décider de sa propre mort, d’où l’appellation d’ « enfant suicidaire ». En tant qu’enfant ancêtre, il possède une double connaissance : celle de la nouvelle génération et celle de la génération passée.
Ce qui me semble particulièrement intéressant dans ce système de représentations, c’est le fait qu’elles introduisent l’enfant dans un ordre culturel et social. Loin d’être stigmatisé et exclu, l’enfant « nit ku bon » a une identité reconnue. Il est même investi d’un pouvoir, même si ce pouvoir peut être connoté négativement (cas d’un ancêtre revenant se venger) ; il induit en tout cas un respect et une prise en charge éducative et thérapeutique singulières. En tant qu’être sacré, il se positionne en dehors de l’humain et du social. Mais dans cette perspective où il est considéré comme non identifiable dans la société humaine, on lui attribue en revanche, en tant qu’esprit ancestral ou ancêtre, une identité à un autre niveau de la culture.
L’explication magico-religieuse donne du sens à la maladie ou au symptôme. J’ai rencontré en centre maternel une femme baoulé (une ethnie de Côte d’Ivoire) dont l’enfant Marie, âgée de 2 ans, était, selon la nosographie occidentale, polyhandicapée. Ce terme n’était jamais employé par la mère ; j’ai su plus tard par une autre hébergée qu’elle identifiait sa fille à une « enfant-serpent ». Les « enfants-serpents », chez les Baoulé, sont des enfants qui ne parlent pas et présentent des troubles moteurs. Ils sont considérés comme le produit de la transgression de la loi introduisant le rapport entre les humains et les esprits, entre les mondes visible et invisible. Ce terme désigne également l’incarnation d’un génie des eaux offensé par la mère. L’ « enfant-serpent »matérialise la transgression d’un tabou de la part de la mère, ici une femme qui est par ailleurs séropositive, ce qui vient renforcer sa culpabilité.

Il s’agit à présent d’essayer de comprendre en quoi l’intervention thérapeutique s’inscrit dans cette représentation « sacrée » de la maladie, en particulier à travers le cas de « l’enfant ancêtre », et participe à réinscrire le « malade » dans la culture. Je présenterai à cet effet une approche thérapeutique élaborée en Occident à la suite des travaux de Georges Devereux, l’ethnopsychanalyse.


3. Approche ethnopsychanalytique :

Il serait ici trop fastidieux de présenter les actes thérapeutiques traditionnels liés aux enfants « nit ku bon », mais l’élément essentiel à la compréhension de ces techniques de soins repose sur la mise en évidence de sens, qui s’oppose à la causalité de type scientifique au centre de la médecine occidentale. Ainsi le guérisseur, le chamane ou encore le cheikh, visent à réintroduire du sens, non seulement pour le malade mais aussi pour le groupe dans son ensemble.

Le paradigme ethnopsychanalytique s’inscrit dans une perspective complémentariste, dans le sens où il s’interroge sur les interactions entre le dehors du patient, c'est-à-dire sa culture au sens anthropologique[5], et son dedans, à savoir son fonctionnement psychique. La rencontre thérapeutique avec les personnes migrantes et leurs enfants –qu’ils soient nés au pays ou en France-, nécessite de prendre en considération leurs représentations culturelles. En effet, selon Marie-Rose Moro, « l’outil anthropologique permet de poser et d’explorer le cadre de la relation et de co-construire avec le patient des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels »[6]. L’ethnopsychiatrie pose donc deux postulats : 1/ le psychisme est universel, autrement dit, il existe une unité fondamentale du psychisme humain, qui implique de donner le même statut à tous les êtres humains et à leurs productions culturelles et psychiques, à leurs manières de vivre et de penser ; 2/ tout être humain a une culture, ce qui impose de travailler sur le particulier avant d’inférer sur de l’universel[7].
La consultation ethnopsychanalytique a ainsi pour objectif de réintroduire le sens, au même titre que les guérisseurs traditionnels, en s’appuyant sur les référents culturels du patient. Le dispositif thérapeutique s’appuie sur le groupe, constitué du patient et de sa famille, d’une dizaine de psychologues issus de différents pays de la migration et des professionnels ayant orienté la famille. Le groupe assure un portage culturel et psychique en favorisant l’énoncé d’étiologies culturelles –dans la langue du patient- qui ne pourraient pas s’exprimer dans la confrontation au monde occidental. Il permet aussi au patient de réorganiser la représentation qu’il a de lui-même.

Selon Tobie Nathan, il existerait un « nombre anormalement élevé de cas d’autisme infantile précoce, c’est-à-dire d’enfants qui ne s’inscrivent pas dans une langue, donc dans une culture. » Il postule à la suite de ses observations un certain nombre d’hypothèses autour de la logique du fonctionnement autistique et de la migration, qui représente la perte de l’environnement culturel pour les familles. Nous avons vu précédemment, à travers les étiologies concernant l’origine de l’enfant, que la fabrication d’un petit homme consiste plus en une opération culturelle que biologique. Hors la culture occupe une fonction primordiale dans les mécanismes psychiques : elle permet aux individus d’appréhender et de percevoir le monde comme allant de soi, comme évident, ce qui leur permet de « se mouvoir, de penser, d’aimer et de travailler en évitant frayeur et perplexité. Il existe toujours un mot pour nommer les objets, les expériences perçues, il existe toujours une pensée capable de rendre compte des désordres et des douleurs »[8].
D’un point de vue psychanalytique, Nathan postule une analogie entre le système culturel et l’appareil psychique, dans l’articulation du particulier et de l’universel. Le développement psychologique nécessite un mécanisme paradoxal consistant en l’ouverture au monde –la capacité à communiquer- elle-même subordonnée à la fermeture du monde intérieur. Par ailleurs, il existe un parallèle entre la façon dont une société appréhende la réalité à travers le filtre qu’est la culture, et le filtre qui organise et code la réalité sensible de tout individu. Ces filtres permettent de clôturer le groupe, à travers la langue, dans le cas de la société, et l’appareil psychique (à travers le pare-excitation mis en évidence par Freud) pour ce qui est de l’individu[9].
Selon Nathan, l’enfant autiste ne parviendrait pas à « s’approprier le système d’échange généralisé qu’est la langue » dans la mesure où il aurait été contraint « d’assurer seul la clôture de son fonctionnement psychique et non par comparaison terme à terme avec l’organisation culturelle, autrement dit, veiller seul à la pérennité de son identité par ses seuls moyens ». Ce serait le défaut d’inscription dans une culture qui empêcherait l’enfant d’accéder à l’humanité –le langage étant l’élément fondamental de clôture d’un groupe culturel. Les activités répétitives de type balancements, morsures des mains, heurts de la tête, toucher, renifler, jeux avec les portes et fenêtres, jeux de délimitation des contenus et des contenants seraient caractéristiques, dans cette perspective, de ce travail de recherche de clôture.
Bien que l’étiologie psychogénétique soit aujourd’hui fortement remise en cause, la prise en charge ethnopsychanalytique précoce pour les enfants de migrants présentant des troubles autistiques montre une modification de la pathologie, ce qui tend à vérifier les hypothèses avancées précédemment[10].


Conclusion :

A travers cette présentation, d’une part de l’autisme tel qu’il est décrit dans les nosographies occidentales, et d’autre part de l’entité pathologique africaine de l’enfant ancêtre, nous avons vu comment les signifiants culturels structuraient l’expression des symptômes psychopathologiques et leur prise en charge thérapeutique.
Ces observations, corroborées par de nombreux ethnologues, doivent nous inciter à nous interroger sur le devenir des personnes migrantes et de leurs enfants dans les pays d’accueil occidentaux. Nos techniques thérapeutiques actuelles découlent d’une longue tradition de recherches inscrites dans une histoire particulière liée à notre civilisation. Je constate moi-même régulièrement que les explications biologiques comme les explications d’orientations psychanalytiques en ce qui concerne les maladies ne sont pas pleinement efficientes pour les familles que j’accompagne –voire pas du tout. Une femme ivoirienne séropositive faisait il y a quelques temps référence à sa maladie en termes d’acte malveillant de la part d’un membre de sa famille, bien qu’elle connaisse le mode de transmission du V.I.H.. Cet exemple montre à quel point il importe de redonner du sens au symptôme, dans la logique culturelle de la personne.
Le cas de l’enfant autiste issu de famille migrante est à ce titre significatif : l’amélioration des symptômes dépend précisément du rattachement de la pathologie à des référents connus, à savoir ceux qui concernent l’enfant ancêtre dans la culture africaine. Cette interprétation permet tant à l’enfant qu’à ses parents de se resituer dans leur culture, de retrouver une clôture psychique à travers la clôture culturelle.

[1] BASTIDE Roger, Le rêve, la transe et la folie, Editions du Seuil, 2003 (1ère édition, Flammarion, 1972), 176.
[2] ZEMPLENI Andras, L’enfant Nit Ku Bon, in NATHAN Tobie et coll., L’enfant ancêtre, Editions La Pensée Sauvage, 2000, p.34.
[3] Djinn signifie génie en langue arabe.
[4] Rab signifie esprit. Ces esprits ancestraux peuvent emprunter des formes humaines ou animales.
[5] La définition de la culture au sens anthropologique du terme signifie l’ensemble des connaissances et des comportements qui caractérisent une société humaine (langue, système de parenté, corpus de techniques et de manières de faire).
[6] MORO Marie Rose, Bases de la clinique transculturelle, in M.R. Moro, Q. De La Noë, Y. Mouchenik, Manuel de psychiatrie transculturelle, La Pensée Sauvage, 2006 (2004 pour la 1ère édition), p.159.
[7] MORO Marie Rose, Parents en exil, psychopathologie et migrations, Le Fil Rouge, PUF, 2002 (1994 pour la 1ère édition), p.48-49.
[8] NATHAN Tobie, L’influence qui guérit, Odile Jacob, 2001 (1994 pour la 1ère édition), p.157.
[9] Ibid. note ?, pp.157-159.
[10] Cf. NATHAN Tobie, ibid note ?, pp.163-173 pour l’étude de cas de Freddy.

4 commentaires:

  1. http://www.collectionreperes.com/catalogue/index-La_notion_de_culture_dans_les_sciences_sociales-9782707142641.html

    "La notion de culture dans les sciences sociales" par Denys Cuche.

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  2. Merci pour votre article qui m'apporte un éclaircissement sur ce thème de « l'enfant ancêtre » dans la psychiatrie transculturelle. Il ouvre des portes car il s'inspire de la pratique et il maintient ces deux faces de la réflexion: d'une part il y a quelque chose d'universel dans le psychisme ( ici dans les manifestations de l'autisme n'est-ce pas ?) et en même temps les symptômes sont pris dans les signifiants d'une culture et même produits par eux. Pour cette raison une explication (en biologie ou psychanalyse) qui ne s'inscrit pas dans la culture du patient « n'est pas pleinement efficiente » comme vous les constatez et comme Tobie Nathan dans la lignée de Devereux le montre dans son travail.

    Trois questions me préoccupent:
    1 Seriez-vous d'accord pour dire que la psychanalyse occidentale et l'interprétation de l'enfant « nit ku bon » en Afrique coïncident tout à fait sur ce point : l'enfant est le symptôme de sa famille. Si par exemple la mère vit une situation de rupture, ou d'exil ou de disharmonie avec sa propre lignée et donne naissance à l'enfant dans cette situation, est-ce que ce dernier par son attitude « rebelle » n'est pas là pour rappeler en permanence un trou dans le réel : un trou laissé par les hommages qu'elle ne rend pas à ses anciens. Le comportement de l'enfant manifeste d'une certaine manière la présence absence de ce ( ou ces?) mêmes ancêtres mécontents et la disharmonie que ressent la mère.

    deux autres questions mais pass assez de place...

    -Si vous souhaitez me répondre, je vous lirez avec plaisir
    - par quel nom dois-je vous appeler si je cite votre article signé « Morgane » et publié dans ce blog ?
    -précision : je ne suis pas une praticienne. Je suis philosophe et familiarisée avec la psychanalyse.
    Selon moi les thèses de Tobie Nathan ne sont pas en opposition avec la psychanalyse. Et c'est heureux car les deux m'intéressent :)

    Camille Paulet




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  3. -Dire que l’enfant « représente » cet ancêtre ou bien qu'il le réincarne réellement, c'est toute la différence entre une pensée occidentale et celle des cultures traditionnelles et holistes mais, dans la pratique et dans ce qui est vécu, je ne vois pas ce que cela change... La mère aura transmis ce blocage.

    2 pourquoi dans l'ouvrage de Tobie Nathan l'expression de « l'enfant ancêtre » est-elle au singulier ?
    Car « il aura fallu » plusieurs générations pour que l'enfant réincarne au moins un ancêtre qui réclame quelque chose pour sa lignée ; mais quoi ? Que veut-il demander à cette famille par l'intermédiaire de l'enfant chargé de cette mission ? Et l'enfant sait-il qu'il a cette mission ? Peut-il le savoir ?

    3 Ya-t-il des liens d'interprétation possibles entre les comportements de l'enfant Nit Kut bon et ce que veulent dire ces ancêtres ? L'ouvrage cité de Tobie Nathan ne parle pas beaucoup du contenu de « ces réclamations » même s'il explore cela dans d'autres ouvrages (comme par exemple : Paroles de la forêt initiale)

    -Si vous souhaitez me répondre, je vous lirez avec plaisir
    - par quel nom dois-je vous appeler si je cite votre article signé « Morgane » et publié dans ce blog ?
    -précision : je ne suis pas une praticienne. Je suis philosophe et familiarisée avec la psychanalyse.
    Selon moi les thèses de Tobie Nathan ne sont pas en opposition avec la psychanalyse. Et c'est heureux car les deux m'intéressent :)

    Camille Paulet

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  4. commentaire en deux parties par manque de place....

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